THEME 3 : DÉVELOPPER UN SERVICE PUBLIC DE LA RECHERCHE AU SERVICE DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL ET À LA HAUTEUR DES ENJEUX
A propos du rapport Gillet
La remise du rapport final de la mission sur « les évolutions de l’écosystème national de la recherche et de l’innovation », confiée à Philippe Gillet par la ministre en avril 2023 [1], est reportée au 15 juin prochain [2,3].
Des extraits du rapport provisoire [2,3] dénoncent la complexité de la structuration de l’ESR, entre organismes de recherche et universités, et la fragmentation de la stratégie de recherche nationale. Le rapport prône la mise en place d’un « principe de confiance », sans que l’on sache à qui il convient de faire confiance, et avec quelle défiance il faudrait rompre. Le rapport liste quatorze propositions et présente les principes qui les sous-tendent (voir encadrés ci-dessous), notamment la nécessité d’attirer les jeunes vers le champ professionnel de la recherche, la simplification administrative, ou encore un « financement de la recherche […] établissant une nouvelle répartition entre recherche "pilotée" par appels à projets et recherche ouverte, mais évaluée ».
Les 6 objectifs et 14 propositions issues du rapport provisoire Objectif 1 : clarifier au niveau de l’État l’organisation de la stratégie et de la politique de recherche et d’innovation française
Objectif 2 : positionner les organismes nationaux de recherche et les universités dans la conduite de la recherche et de l’innovation
Objectif 3 : simplifier pour donner plus de temps et de sens pour la recherche
Objectif 4 : articuler la vision stratégique nationale de l’innovation avec une agilité locale Objectif 5 : soutenir la prise de risque pour la connaissance de demain
Objectif 6 : construire des processus d’évaluation adaptés
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Les réflexions issues du rapport provisoire ”qui sous-tendent” les propositions faites : La satisfaction à faire de la recherche et de l’innovation, à attirer des jeunes femmes et hommes pour relever les défis d’aujourd’hui et de demain ; L’instauration d’un principe de confiance entre les différents acteurs de la recherche française, État, ministères, organismes de recherche nationaux, universités et entreprises ; La clarification du rôle de chacun pour éviter la confusion et rendre la gouvernance globale de la recherche fluide et efficace ; L’établissement d’une feuille de route et d’un budget de la recherche clair au niveau de l’État et de ses opérateurs ; La séparation de ce qui relève de la stratégie et du micro-management ; L’autonomie des établissements, et donc leur responsabilité, à s’engager collectivement sur les moyens à mettre en œuvre pour renforcer la qualité de la recherche française, en particulier sur les sites universitaires ; La simplification administrative en responsabilisant l’État, les ONR et universités pour mettre enfin en place la simplification qu’ils appellent de leurs vœux, rien ne les empêchant de le faire en particulier pour ce qui relève des aspects de gestion (moyens humains, fonctionnement, équipements) ; Une évaluation pertinente et qualitative avec des tableaux de bord simples. Les contrats entre l’État et ses opérateurs ne sont pas un acquis et se négocient tous les cinq ans à la lumière des réalisations dans un esprit de contrôle a posteriori avec des organes comme le HCERES ; Le financement de la recherche en établissant un nouvel équilibre entre recherche "pilotée" sur appels à projets et recherche ouverte, mais évaluée |
Les extraits qui ont « fuité » de ce pré-rapport soulèvent d’ores et déjà des interrogations :
- Sur le pilotage. Les « grands thèmes » qui doivent faire l’objet d’une « véritable coordination nationale » seront mis en œuvre au travers de programmes nationaux de recherche (PNR) et autour de « grands axes thématiques (numérique, santé, énergie, etc.) », qui seraient coordonnées par des agences de programmation thématique (agences de programmes) dont le rôle serait assuré par certains organismes nationaux de recherche (ONR), sur le modèle des PEPR². La lettre de cadrage datée de février et adressée aux présidents d’ONR par la DGRI et du SGPI, définissant les contours de l’action "accélération de la recherche à risque"1, de France 2030, font le lien avec la mission Gillet et nous renseignent sur les organismes concernés : CNRS, INRIA, INRAE, INSERM et CEA, dont les politiques scientifiques seraient aux prises des injonctions gouvernementales, notamment via un haut conseiller à la science, dont on apprend qu’il pourrait s’agir de P. Gillet lui-même [4]. Pourquoi vouloir à ce prix gouverner la recherche ?
- Sur le financement par appels à projet (AAP). Les extraits du rapport pointent à juste titre ses risques et la nécessité d’équilibrer ce financement en renforçant les crédits pérennes. Mais les solutions évoquées renforcent l’institutionnalisation des AAP, par exemple sous forme d’appels internes aux PEPR ou encore par cette proposition de consacrer « à chaque impulsion budgétaire non pérenne, de type PIA » une part de « 20 % de la somme, la lisser sur vingt ans et l’intégrer au budget de la Mires ». Est-ce ainsi que l’on pense éviter de tarir les ressources hors AAP ?
Si les propositions sont centrées sur la réorganisation profonde de la politique de recherche de façon à rompre avec les différentes structures de recherche, aux statuts différents, et visant à uniformiser et mettre sous contrôle pyramidal la politique de la recherche (via les organismes de recherche et les recteur/trices délégué·es à l’ESR), il n’y a en revanche rien sur la recherche au sens de ses personnels et de ses statuts. On peut dès lors légitimement se poser la question des implications sur les personnels. Un statu quo ne pourrait qu’être illusoire. Les propositions de l’Académie des sciences [5] à la mission Gillet où l’on voit réapparaître la modulation de services pour les EC renforcent notre inquiétude.
Références
[1] Mensuel Le SNESUP, N°713, mars 2023
[2] news tank education & recherche, n°290052, 26 mai 2023
[3] AEF Info, n°693078, 2 juin 2023
[4] AEF Info, n°693182, 5 juin 2023
[5] Proposition de contribution de l’Académie des sciences à la mission confiée par Madame la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche à Monsieur le Professeur Philippe Gillet, Juin 2023
Notes
1 On peut être interpellé par ces notions d’accélération, de recherche et d’innovation à risque : un pari « sur des découvertes, avant même parfois que leurs usages ne soient complètement révélés, afin de donner un temps d’avance (...) », et « une stratégie économique globale pour renforcer la compétitivité nationale » sur la base « d’une recherche d’excellence », amont, reposant « avant tout sur des talents et des idées, plutôt que sur des projets déjà très structurés » et donnant « des moyens pour accélérer le passage de l’idée à la révélation du potentiel ». À décoder, le risque se situerait donc du côté du porte-monnaie ?
Qu’est-ce qu’une recherche à risque ? Quelques réponses dans la lettre de cadrage de la DRGI et du SGPI [cf. AEF Info, n°693182, 5 juin 2023]. Sur la base d’une recherche d’excellence, l’innovation à risque "peut être vue comme une stratégie économique globale pour renforcer la compétitivité nationale". "Elle trouve sa source dans la recherche amont (exemples historiques : le laser, le transistor)" et même s’il est "difficile de la prévoir, de l’orienter et de la diriger a priori, il est possible de créer les conditions de son développement, et de la faire fructifier", indique la lettre signée de Claire Giry et Bruno Bonnell.
Ainsi, le volet "recherche à risque" permettra "d’identifier et de soutenir des travaux de recherche dont le potentiel applicatif, plus large qu’initialement prévu, nécessite une réponse rapide et sur mesure". Il s’agit aussi d’un "programme différenciant car il s’appuie avant tout sur des talents et des idées, plutôt que sur des projets déjà très structurés, et donne des moyens pour accélérer le passage de l’idée à la révélation du potentiel".
L’idée, à travers la mise en place de cette action, est de "mettre en place une approche nouvelle de l’innovation, tant dans sa pratique que dans ses objectifs, préparant le long terme". Ainsi, les objectifs principaux sont de deux ordres :(i) détecter et accélérer des découvertes scientifiques inédites ; (ii) accompagner l’évolution des organismes de recherche en agences de programmes.
2 Le plan France 2030, doté de 54 milliards d’euros déployés sur cinq ans, vise à développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir, décliné en dix objectifs et six leviers, « pour mieux comprendre, mieux vivre et mieux produire, à l’horizon 2030. » Les programmes et équipements prioritaires de recherche ou PEPR en sont une action du volet « dirigé » visant à financer la recherche la plus fondamentale, à hauteur de 5,5 % soit près de 3 Milliards d’euros. Ces nouveaux dispositifs PEPR visent à « construire ou consolider un leadership français dans des domaines scientifiques liés ou susceptibles d’être liés à une transformation technologique, économique, sociétale, sanitaire ou environnementale et qui sont considérés comme prioritaires au niveau national ou européen. »
Deux catégories ont été créées : les PEPR « stratégies nationales d’accélération » (2 milliards) à forte prévalence « top-down » et les PEPR « exploratoires » (1 milliard) constitués par des consortiums théoriquement plus « bottom-up ». Lors du lancement du PIA 4, une certaine opacité régnait puisque les différentes stratégies d'accélération n'étaient pas encore validées, et comme nous l’indiquions dès la fin 2021, au rythme et dans les conditions où se sont mis en place les appels exploratoires, être au courant relevait déjà de la gageure. A présent la liste des PEPR est disponible sur le site de l’ANR et ce dispositif, qui a infusé dans les communautés, est même cité en modèle par la ministre pour promouvoir le rôle d’ « agences de programmes » dans l’attente de la publication du rapport final de la mission Gillet.
Pour la première catégorie de PEPR, la procédure « top-down », sa caractéristique essentielle est la prévalence de lobbying à haut niveau et du secret dans le montage des structures de financement. Certes des grandes thématiques sont mises en avant mais sous le joug des intérêts économiques et politiques [cf. VRS 419, avril-mai-juin 2022]. Pour la seconde catégorie de PEPR, dont l’idée de départ pouvait séduire en laissant la liberté de proposition aux chercheur・es de terrain, leur budget est deux fois moindre que la première catégorie (il reste à attribuer environ 200 millions d’euros pour la 3e vague, pour compléter les 17 PEPR exploratoires déjà opérationnels : 4 sélectionnés en juillet 2021 pour 200 millions d’euros, et 13 en juillet 2022 pour 600 millions d’euros) et d’autres questions se posent : possibles conflits dans la communauté, pérennité de ces financements, éthique laissée in fine à l’ANR par qui tout passe…
Au final, le risque d’amplification de situations inégalitaires n’est pas réglé entre les équipes d’un même laboratoire, ou de personnels de différentes unités de recherche i.e. de collègues bénéficiant de ce financement et ceux et celles qui ne seront pas concerné.e.s ou non inclus.e.s dans tel ou tel PEPR.
Quelles revendications du snesup?
Quelques premiers commentaires à chaud sur les propositions Gillet :
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sur la proposition n°1 : pourquoi individualiser ce rôle ?
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sur la proposition n°3 : et qu’en sera t-il pour le reste i.e. hors ”grands défis” ?
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sur la proposition n°6 : est-ce la fin des délégations régionales ? Quid des UR non UMR ? On peut rappeler l’exemple inquiétant de l'Inria : plus de centres Inria mais des centres dans les universités
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sur la proposition n°8 : envisage-t-on sérieusement de changer tous les systèmes d'information pour les uniformiser ?
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sur la proposition n°10 : pourquoi toujours uniformiser les pratiques de disciplines différentes au nom d’un management qui nous met dans le mur ? Va-t-on vers des directions nommées ?
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sur la proposition n°11 : est-ce qu’on envisage des renforts aussi avec des moyens humains supplémentaires ?
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sur la proposition n°12 : pourquoi ne pas affecter directement cette somme à des budgets pérennes ? Un risque est peut-être que ces budgets resteront fléchés sur les thèmes/objets pour lesquels ils ont été versés ?
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sur la proposition n°13 : pourquoi ne pas affecter cette somme à l'équipe qui recrute ? Est-ce que ça ne tend pas à individualiser le travail de recherche ? En outre, il peut y avoir un problème de calendrier car ce n'est pas toujours dans les trois premières années qu'on peut dépenser cet argent. Enfin, il faudra en rendre compte à l’HCERES…encore du reporting.
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sur “les universités de leur côté "seront en charge de mettre en place les bons espaces de dialogue avec les partenaires et les ONR du site pour construire une politique territoriale partagée"” : va t on poursuivre avec des DOM, COPIL et autres surcouches ?
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sur “"toutes les activités de recherche nationales n’ont pas vocation à être rattachées à des PNR : les autres voies de financement de la recherche devront nécessairement perdurer".” : ce n'est donc pas une simplification mais une énieme nouvelle couche? Est-ce qu’à terme il n’y a pas un risque que ces autres voies de financement se réduisent comme peau de chagrin ? Il faudrait des garanties.
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sur les UMR : "encourager la délégation de gestion à une des tutelles" : mais avec quels moyens ? Si on demande à l'université de financer les postes des secrétaires/bibliothécaires/informaticiens des UMR, la conséquence sera qu'on aura moins de monde dans les unités.
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sur l’Objectif 4 : “articuler la vision stratégique nationale de l’innovation avec une agilité locale” : vigilance avec cette notion d’agilité
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sur “Avec un nombre limité d’agences de programmes qui deviendront les portes d’entrée thématiques, le paysage gagnerait largement en lisibilité et en capacité de pilotage"” : on peut encore s’inquiéter pour celles et ceux qui ne seront pas dans ces thèmes ?
Sur les PEPR (VRS)
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les priorités retenues pour les PEPR des stratégies nationales ou d’accélération visent la R&D. Il s’agit d’enjeux d’avenir sur le plan économique, essentiellement industriels, pour notamment contribuer à (re)constituer des filières industrielles stratégiques pour l’Etat.
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quid des priorités non retenues, et de qui en a décidé. Ce débat démocratique concerne la société dans son ensemble et aurait dû être organisé par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et le Conseil économique social et environnemental (CESE).
-la gestion financière et les appels à projets étant dans les mains de l’ANR, aucune simplification dans la gestion administrative des dépôts des dossiers et des projets retenus n’est attendue. -
La montée en puissance des PEPR risque de conduire à un affaiblissement progressif du potentiel de recherche ouverte et non programmatique.
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Le budget des PEPR sont présentés comme du financement en plus pour la recherche. Mais on le voit dans une situation budgétaire qui stagne, les quelques augmentations budgétaires ayant permis une petite amélioration des rémunérations sont déjà effacées par l’inflation. Qu’en sera t-il ici ?