Bref retour sur la condition universitaire

Publié le : 17/04/2013


RÉGULATION NÉOLIBÉRALE DU CHAMP DE LA CONNAISSANCE
Bref retour sur la condition universitaire

par Christian Laval(1), professeur de sociologie, Paris Ouest Nanterre La Défense

La régulation nouvelle de la recherche et de l’enseignement supérieur doit être
comprise en relation avec les principales dimensions de la « nouvelle condition
universitaire » que sont l’hétéronomie, la précarité et l’exploitation.

Les conditions de travail en milieu universitaire
se sont nettement dégradées, ce constat
est presque unanime lorsqu’on écoute ceux
qui ont assez de recul pour en juger. Allongement
du temps de travail, alourdissement et
multiplication des tâches, pression récurrente
de l’évaluation et de la mise en concurrence
pour l’obtention de crédits : les nouvelles
contraintes s’ajoutent les unes aux autres jusqu’à
provoquer lassitude et parfois burn out.
Le monde professionnel de l’enseignement
supérieur et de la recherche n’échappe pas ou
plus à une évolution générale qui voit « le
métier » attaqué par des formes d’emploi, des
pratiques managériales et des normes qui abîment
le « travail », qui nuisent à l’ouvrage
bien fait, qui méconnaissent la valeur de l’être
et du faire. Le comble de la dégradation est
bien sûr atteint avec l’extension de la précarité,
et avec toutes les formes d’exploitation du
travail gratuit auxquelles est tout particulièrement
tenu un nombre toujours croissant de
jeunes chercheurs. 

Mutation du travail universitaire :
réduction progressive de
l’autonomie du champ scientifique 

 

Cette dégradation des conditions est en réalité
à ressaisir dans une mutation plus large du travail
et du milieu universitaires, qui affecte
conduites et subjectivités des professionnels.
Hétéronomie, précarité et exploitation, ces
trois dimensions de la « nouvelle condition universitaire
» sont inséparables de ce qu’on
appelle « l’économie de la connaissance »,
c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs et des normes qui composent et imposent peu à
peu une régulation nouvelle de la recherche
et de l’enseignement supérieur. Certains, qui
n’en connaissent ni l’origine ni la portée, ont
voulu voir dans cette expression une reconnaissance
de la valeur sociale de la connaissance.
Elle signifie plutôt que la connaissance
doit désormais être regardée comme une valeur strictement
économique, de première
importance
sans doute, mais
pour une raison fondamentale
qui n’a
plus grand-chose à
voir, du moins directement,
avec la
« vérité », un mot
d’ailleurs assez
désuet dans le
lexique officiel du
« pilotage ». Cette
valeur de la connaissance
trouve son fondement non plus dans
une meilleure compréhension du monde,
comme c’était le cas peu ou prou dans l’ancien
« esprit de la science », mais dans son efficacité
opératoire, ou mieux dans la performance
économique qu’elle permet d’améliorer. 

L’évolution n’est pas nouvelle, elle n’est pas
seulement française, pas plus qu’elle n’est
endogène au seul univers des savoirs et de
l’enseignement. Cette transformation est profondément
liée à la fois aux transformations du
capitalisme et aux politiques néolibérales mises
en oeuvre par les États. Ce qui caractérise,
dans la pratique, cette nouvelle régulation de
l’université et de la recherche c’est la dépendance
politique à l’égard d’instances elles-mêmes
soumises aux impératifs de « compétitivité
», c’est la réduction progressive de
l’autonomie du champ scientifique par les
modalités de son financement et de son évaluation,
c’est sa normalisation par la mise en
oeuvre, en son propre sein, des normes du
marché et de la logique concurrentielle. On
aurait tort de croire en effet que l’hétéronomie,
terme qui traduit exactement « l’autonomie »
promue par les réformes, s’impose par la seule
pression externe des marchés et des politiques
qui en relaient les exigences. C’est de
l’intérieur, par des normes dites d’excellence,
par des dispositifs dits d’auto-évaluation, par la
professionnalisation dogmatique des cursus, et
évidemment par le contrôle du « transfert de la
recherche au monde socio-économique » que
se refaçonne le milieu universitaire, en entraînant
le plus de monde possible dans cette
logique afin que les enseignants et chercheurs
contribuent par leurs propres conduites, poussés
par la situation
de concurrence
et/ou de précarité
qui leur est faite, à
la fabrication de
« l’entreprise » universitaire
chargée de
la production des
connaissances utiles
et rentables. C’est
sous cet angle qu’il
faut lire la loi Fioraso
qui met en musique
le « modèle grenoblois
» théorisé par
Michel Destot et soutenu par la fraction pro-entrepreneuriale
du parti socialiste et du gouvernement.
Elle prolonge et même accentue
très nettement la tendance en promouvant ce
que M. Destot appelle l’« écosystème de l’innovation
reposant sur le triptyque université/
recherche/industrie ». 

C’est également sous cet angle qu’il faut analyser
désarroi, désabusement et colère d’une
grande partie du milieu. La liste des maux ne
suffit sans doute pas à cerner leur cause. Si les
conditions objectives se détériorent, il faut tenir
compte aussi des agressions subjectives subies
par les professionnels, des conflits éthiques
dans lesquels ils sont sans cesse placés, des
injonctions et des obligations qui les mettent en
contradiction avec eux-mêmes. Pour le dire
d’un mot, la régulation néolibérale du champ
de la connaissance ne peut qu’abîmer le
« coeur » du métier, c’est-à-dire les valeurs collectives
partagées qui donnent à chacun le
sentiment que son travail et sa vie ont un sens
qui dépasse les intérêts et les conforts personnels.
Ce sont, je crois, ces subjectivités blessées
qui rendent encore plus insupportable la dégradation
des conditions objectives.  

(1) Coauteur de La nouvelle école capitaliste,
La découverte, 2010