Comment les conditions de travail à l'université peuvent pervertir les relations humaines

Publié le : 17/04/2013


Comment les conditions de travail à l'université peuvent pervertir les relations humaines

Par ces deux témoignages, de nature différente, et anonymes pour des raisons qu’il est inutile
d’expliciter, nous avons voulu attirer l’attention sur les deux aspects essentiels du processus
du harcèlement, celui bien entendu de la subjectivité de la victime mais aussi celui des conditions
objectives de travail. C’est à ces dernières que s’attache principalement la précieuse analyse
de Vincent de Gaulejac, auquel nous avons préalablement communiqué ces textes.

Burn out à l’université

«Va travailler sur ton rapport à l’institution
», m’a déclaré le directeur de laboratoire
le jour où je lui ai annoncé mon arrêt
maladie pour un burn out lié à un épuisement
professionnel, en février 2009. J’avais
été recrutée en 1998 sur une mission de
création et de développement d’un champ de
formation et de recherche et j’ai effectivement
créé des dispositifs de formation en présentiel
et à distance, un centre documentaire, un
cursus intégré et un axe de recherche. 
Mais, dès la loi LRU les objectifs et les relations
au travail se sont modifiés, ouvrant la voie aux persécutions.
En sus de l’urgence,
de la perte de
sens des activités et
de l’individualisme
imposés au prétexte
des exigences de l’administration,
la séduction
et la manipulation
remplacent la
communication normale
entre collègues, l’abus de conflit d’intérêt
remplace la discussion honnête autour
des postes, les jugements de valeur subjectifs
sur la personne « indésirable » remplacent
l’évaluation collégiale du travail, le mépris du
« chef » pour un projet, un texte, une formation
remplace une décision d’un conseil. Un
avis donné un jour est modifié le lendemain.
On discrédite l’honorabilité personnelle et la
réputation scientifique auprès des étudiants,
des collègues de l’UFR ou du laboratoire, et de la direction de l’université. Une injonction
à rédiger une HDR donne l’illusion d’une
progression de carrière. Un projet de
recherche longuement élaboré est « examiné
» entre deux portes. Titulaire d’une
HDR, on se voit interdire arbitrairement l’enseignement
en master recherche au profit
de professionnels extérieurs... Le soutien
financier pour une publication ou des déplacements
accordé à l’un est refusé à l’autre
sans explication. Le développement d’un
cursus intégré se fait sur ses fonds propres.
Il devient « naturel » de détourner un projet
déjà financé pour
favoriser la carrière
de chercheurs mieux
en cours. Il est tout
aussi « naturel » de
bloquer un projet
d’ANR ou de PCRD,
en disqualifiant le travail
de son auteur, en
bloquant des signatures,
en confisquant
les logiciels de traduction. Mêmes propos
méprisants sur la tenue vestimentaire et sur
le travail fourni. Les réussites sont soupçonnées
d’être le fruit de relations intimes que
l’on entretiendrait. Les modes d’évaluation
des carrières sont opaques, les publications
ne visent qu’à enrichir les CV et les collaborations
de recherche sont déterminées par
des calculs opportunistes. C’est le règne des
règlements de compte. Il vous est conseillé
de venir tel jour à l’université plutôt que tel autre, si vous voulez voir votre carrière avancer
! Dans les tête-à-tête, il vous est conseillé
de vous taire, d’accepter les nouvelles règles.
Lors des réunions, des groupes se forment
« naturellement » autour des tables entre les
« publiants » et les « non publiants » pour des
discussions dont les décisions sont déjà
prises, sans souci de l’intérêt commun, mais
pour favoriser des carrières individuelles.
Tout est possible tous les jours pour les collègues
investis du pouvoir et animés par leur
propre ambition personnelle. Ils et elles ont pu
exercer une sélection à tous les niveaux avec
pour seul objectif de valoriser leur propre
carrière, en recourant à un discours performatif
passe-partout. Autrement dit, j’ai vécu l’université
de la loi LRU comme une organisation
sociale qui a rendu possible un fonctionnement
pervers des relations humaines en s’appuyant
sur la complicité de personnalités
qui n’ont pas hésité à s’inscrire dans ce jeu
où l’autonomie affichée est devenue le prétexte
d’une explosion de l’autocratie à tous
les niveaux de pouvoir de l’université. 
Depuis quatre ans, la médecine du travail ne
me permet pas de rejoindre mon poste. Je
n’ai jamais été contactée par la DRH, ni par
le directeur de l’UFR, ni par le directeur du
laboratoire. J’ai coûté 150 000 euros à l’État
sans compter les soins qui me sont toujours
dispensés. Et, depuis un an, je suis entrée
dans la précarité, financière avec un demitraitement,
et sociale : j’ai perdu mes responsabilités
professionnelles, politiques et syndicales.

Une descente collective aux enfers

Il y a au moins deux façons de décrire le
harcèlement : d’un côté, le point de vue
des conditions objectives de travail, sérieusement
modifiées par le phénomène ; de
l’autre, celui du vécu, qu’on ne peut écarter,
même pour des raisons méthodologiques,
sous peine de voir l’objet nous échapper et
de devenir sourd à la souffrance des victimes.
J’ai choisi de parler d’une situation
particulière : celle d’un harcèlement collectif
sur un collectif de personnels à partir de
ces deux points de vue. 

Un processus pervers 
Ils débutent dès 2005, mais nous avons peu
de témoignages sur cette époque : des
coups de gueule, des mutations, rien en
apparence qui laisse entendre que nous
sommes pourtant en train d’entamer une
descente aux enfers. 
À partir de 2008, une équipe administrative
s’installe à la direction de notre composante.
Les premières manifestations de nouvelles
organisations du travail se font sentir rapidement
: les bureaux de la scolarité sont de
plus en plus souvent fermés aux collègues
enseignants, les secrétaires sont invitées à
nous vouvoyer, puis viennent les sollicitations
réitérées sur des tâches irréalisables, la dévalorisation
des compétences, les convocations dans les bureaux des n+1, +2, +3, l’humiliation,
l’infantilisation, la placardisation. 
Malgré le début d’une mobilisation de collègues,
les réponses au harcèlement ne se
font pas attendre : pleurs, peurs, nausées,
arrêts maladie, antidépresseurs, demandes
de mutation puis
mutations. 
Le syndicat est mobilisé,
le CHS de l’université
est saisi d’une
demande d’expertise.
La procédure est
longue et le renouvellement
du personnel
au sein de la scolarité
fait se déplacer
le harcèlement sur ceux qui ont voulu
dénoncer les faits, la grève de 2009 servant
de prétexte à leur mise à l’écart progressive. 
Nous sommes en juillet 2010 lorsque les
résultats de l’expertise sont présentés aux
personnels de la composante dans des
termes qui ne laissent aucun doute quant
au climat dans lequel nous travaillons.
Surtout, ils alarment sur le caractère
irréversible des conséquences d’un climat
délétère sur la santé.
Les témoignages recueillis alors décrivent
explicitement des conditions de travail
pénibles, violentes, de la maltraitance. Au
cours de cette présentation, une voix s’élèvera,
soi-disant au nom des personnels administratifs,
pour dire qu’elle réfute cette analyse.
À partir de là, aucune préconisation ne
sera mise en place, cette voix justifiant
l’abandon de la situation préoccupante par
l’établissement. Pire, elle permet que les
agissements se poursuivent puisque aucune
sanction ne tombe. L’impunité s’installe, la
chasse aux sorcières aussi : nous qui nous
sommes emparés du problème en interne
avons le grand tort d’appartenir, pour l’essentiel,
à une équipe pédagogique portant
une formation. Considérés comme des
trouble-fête, accusés d’avoir sali l’image de
l’UFR, tout sera mis en oeuvre pour nous
nuire si ce n’est nous détruire, individuellement
et collectivement : punitions, insultes,
provocations pour nous pousser à la faute,
tentative de faire disparaître la formation, diffamation
dans les conseils centraux, constitution
de dossiers avec dénonciation de collègues,
etc. 
Malgré des demandes multiples de rendezvous
à la présidence, au titre de la circulaire
n° 2007-047, celle-ci reste sourde à nos sollicitations.
Pourtant, elle met progressivement en place un groupe de réflexion sur
les risques psycho-sociaux (au cours des
réunions, la question de la composante est
balayée d’un revers de manche), prise de
conscience ou bonne conscience ? Face à ce
silence, après des hospitalisations de personnels,
plusieurs
demandes de protection
fonctionnelle
sont envoyées au tribunal
administratif,
en novembre 2011,
tout en maintenant
une volonté de rencontrer
le chef d’établissement.
 La présidence nous
accorde enfin une audience sept mois plus
tard. Nous nous y rendons, accompagnés
de trois collègues syndicalistes ou syndiqués.
Elle nous dit nous accorder sa protection.
Après huit mois d’attente de
réponse, nous recevons un courrier de
notre conseil : refus de protection pour
tous les dossiers constitués. 
Une peur obsédante 
Le contexte est, bien sûr, celui de la loi
LRU, des restructurations forcées, de services,
de composantes, de laboratoires. Pourtant,
il ne s’agit pas exclusivement d’organisation
du travail ou de management.
La cause du harcèlement n’est pas là. Collectif
ou individuel, le harcèlement est le
fait de personnes dont l’obsession est de
détruire des victimes. À chercher des raisons
objectivables, on prend le risque de rabattre
sur l’échelle de la structure les causes
individuelles du phénomène, de dédouaner
ainsi les vrais responsables,
de ne pas
entendre la souffrance
réelle, quotidienne et
profonde des victimes.
La perversité du harcèlement
réside dans sa
répétitivité, les reproches
sans relâche : à force
d’asséner des coups
(punition, isolement, sollicitations
permanentes sur des tâches
irréalisables, convocation pour se voir réprimandés
devant témoins passifs, infantilisation),
le harceleur laisse entendre à la victime
qu’elle doit bien être responsable de ce
qu’elle vit. Et celle-ci finit par en être persuadée
! Il ne peut en être autrement.
Rationnellement. La question que se posent les victimes n’est pas « pourquoi moi ? » ou
« que me veut-il ou elle ? » mais « qu’est-ce que
j’ai fait
? ». 
Le travail n’existe plus : seule la peur obsédante.
Celle de passer devant certaines
portes, dans certains couloirs, la terreur de
commettre des fautes, encore. La victime
s’épuise ainsi à travers des efforts incommensurables
: travailler de façon irréprochable,
chercher à toujours anticiper la critique,
pour ne pas laisser la possibilité d’être
encore humiliée, prise en défaut, ou faire
l’objet de nouvelles mesures rendant l’exercice
du travail encore plus coûteux. Puis
viennent les marques corporelles d’une lutte
comme perdue d’avance : la nausée, les
vomissements, l’épuisement, les arythmies
cardiaques, le coeur qui ne veut plus jouer
le jeu, plus du tout, les hospitalisations,
pourquoi pas la folie, seuls moyens d’échapper
à tout ça. La seule condition pour
renouer avec le travail est de ne plus avoir
le moindre contact avec le harceleur et donc,
aujourd’hui, de quitter le travail. Nous avons
eu la chance d’arriver à nous soutenir dans
le cas décrit plus haut. Mais nos corps sont
marqués de stigmates profonds. 
Le problème est donc peut-être moins celui
du harcèlement, que celui des harceleurs
et de leurs victimes. Le harcèlement n’est pas
en soi un problème idéologique, politique
ou syndical, mais il doit être pris en charge
par les syndicats. Le système ne peut guérir
le harceleur de sa pathologie, mais il peut
enrayer ou au contraire favoriser sa logique
destructrice. Ainsi, alors qu’un fonctionnement
équitable et démocratique construirait
des garde-fous, un fonctionnement inique,
clientéliste et opaque laisse place à l’expression
des harceleurs. 
Et c’est sans doute à ce
premier niveau que le
harcèlement entre dans
le champ d’action des
syndicats. Mais il en
existe un autre. Aujourd’hui
fleurissent des
expériences de constitution
de groupes de travail
sur les risques psycho-
sociaux : qui a la compétence pour en
faire partie, à quel titre ? Qui peut avoir
envie de s’y exprimer quand le harceleur en
fait également partie ? Comment peut-on
accepter de laisser le linge sale se laver en
famille ? Et surtout comment le syndicat
peut-il contribuer à porter un discours et
des pratiques qui protègent les harcelés ?