Education et cohésion sociale : un lien complexe...
Éducation
et cohésion sociale : un lien
complexe...
par Marie Duru-Bellat, professeur à l'IEP de Paris et chercheur à l'Observatoire Sociologique du Changement et à l'Institut de Recherche en Education (IREDU)
Les effets de l’éducation, largement dépendants de tout un fonctionnement social
et économique, ne sont pas, dès lors, toujours conformes aux attentes. Ainsi, au niveau
des pays, on observe une corrélation négative entre le rendement économique
des diplômes et la cohésion sociale.
Partout, et spécialement en France, les attentes sont énormes envers l’éducation. On attend qu’elle soit un levier capital du développement économique et tout autant de la cohésion sociale : l’éducation des jeunes vise en effet à leur faire partager un ensemble de valeurs, de connaissances et de savoir-faire leur permettant de s’intégrer de manière satisfaisante dans la société. Pour autant, les effets de l’éducation ne sont ni faciles à mesurer ni toujours conformes aux attentes. Pas faciles à mesurer, sans aborder ici les problèmes d’appréhension du développement économique ou de la cohésion sociale, car ils peuvent différer selon que l’on se centre sur les personnes ou sur les pays. Au niveau des personnes, on démontre aisément que plus elles sont instruites, plus en moyenne leur insertion professionnelle est aisée, meilleurs sont leur intégration sociale (civisme, relations sociales…) et leur bien-être (santé, estime de soi…). Mais soulignons, d’une part, que ces effets ne sont pas proportionnels à la durée des études (ainsi, les jeunes dotés de certaines formations technologiques s’insèrent mieux que d’autres dotés de formations générales plus longues), d’autre part que ces effets jugés bénéfiques ne sont que l’autre face des effets négatifs de l’échec scolaire, qui sont aussi un effet de l’éducation, sans doute capital en termes de cohésion sociale. Un second point qui rend la mesure des effets délicate concerne le passage du niveau individuel au niveau collectif, qui est loin d’être automatique : ce n’est pas parce qu’au sein d’un pays, les personnes les plus instruites sont en meilleure santé (ou votent davantage) que les pays en moyenne les plus instruits ont une espérance de vie plus longue (ou ont une participation électorale plus forte). En effet, les effets individuels de l’éducation sont très souvent relatifs, l’éducation étant aussi, au-delà de ce qu’elle apporte en elle-même à chaque individu, un bien positionnel, qui permet de se classer par rapport aux autres.
Dès lors, augmenter le niveau d’éducation des jeunes générations peut n’avoir aucun effet au niveau du pays, avec en outre la possibilité d’effets de seuil. Ainsi, au sein des pays riches, le niveau de formation des jeunes n’est plus (il l’est encore dans les pays moins avancés) corrélé avec le développement économique, comme le montrent les cas contrastés de l’Allemagne et de l’Espagne, qui ont des proportions de jeunes diplômés très inégales. De plus, dès lors que ce n’est évidemment pas l’école qui seule crée des emplois, la hausse du niveau d’éducation se traduit souvent par un certain déclassement professionnel dont les effets en termes d’intégration sociale sont généralement négatifs(1).
Suffirait-il, au niveau des pays, de resserrer l’articulation entre formation et emploi ? Cela peut sembler évident, puisqu’au niveau des personnes, s’insérer professionnellement et être payé en fonction de son niveau de formation est satisfaisant. Mais une étude comparative récente(2) montre que cela n’est plus si évident quand on raisonne au niveau des pays. Une corrélation négative est alors observée entre le rendement économique des diplômes et la cohésion sociale : plus les diplômes sont sanctionnés économiquement (accès à l’emploi, salaires) dans un pays, plus, en moyenne, le niveau de la cohésion sociale apparaît faible. De plus, quand l’enjeu des scolarités est très fort, en moyenne les inégalités sociales face à l’école sont plus marquées, car les familles luttent d’autant plus, avec des atouts inégaux, pour faire réussir au mieux leur enfant. Au total, ceci accentue la reproduction des inégalités entre les générations, accroît l’exclusion de ceux qui n’ont pas de diplôme.
Si l’on raisonne en termes de cohésion sociale, il convient donc de ne pas négliger, au-delà des questions de « quantité » et de « qualité » d’éducation, la répartition de ce « bien » (les inégalités) et l’existence de dispositifs de seconde chance, sans jamais croire que l’éducation est une solution magique à tous les problèmes, notamment parce que ses « effets » sont dépendants de tout un fonctionnement social et économique.
(1) Sur toutes ces questions, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, Seuil, 2006.
(2) Voir Les sociétés et leur école. Emprise du
diplôme et cohésion sociale, F. Dubet, M. Duru-
Bellat et A. Vérétout, Seuil, 2010.