Homo academicus : enjeux et actualité d'un "livre à brûler"

Publié le : 15/05/2012


Homo academicus : enjeux et actualité d'un « livre à brûler »

par Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à l'université de Picardie

 

Appliquant au monde universitaire les outils de l'enquête sociologique, l'ouvrage décrit un champ académique structuré par des oppositions sociologiques
stables. À côté des indicateurs de capital symbolique spécifique, son actualisation devrait donner plus de place aux variables économiques et aux enjeux « organisationnels ».

Si P. Bourdieu a longuement hésité avant de déposer son ouvrage(1) chez son éditeur, il faut bien dire qu'il voyait juste en anticipant que celui-ci lui vaudrait de nouvelles inimitiés parmi ses pairs. Car Homo academicus, qui se présente comme une analyse sociologique fondée sur une enquête à la fois
quantitative et qualitative du fonctionnement du champ académique français dans les années 1960-1970 (et tout particulièrement lors du « moment critique » de Mai 68), peut aussi être lu comme l'exercice réflexif de la pensée critique sur l'univers social d'où elle est issue. Or, ses conséquences démystificatrices sont parfois douloureuses pour le narcissisme ambiant.

Rappelons tout d'abord que l'enquête de type « proposographique » (i.e. la collecte méthodique d'informations biographiques) sur laquelle repose l'ouvrage, a été menée au début des années 1970 au Centre de sociologie européenne de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, notamment avec Y. Delsaut (à qui Bourdieu d'ailleurs avait proposé de cosigner l'ouvrage(2)). Les données et analyses les plus systématiques concernent les « facultés de lettres et sciences humaines », comme on les appelait alors. Bourdieu, lui-même, tout comme Foucault et quelques-uns des grands noms de ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de French Theory font partie de la population étudiée. Mais leur nom (en dehors des citations) n'apparaît que sous la forme d'initiales dans les graphiques des analyses des correspondances multiples, du moins dans la version française.

Le monde universitaire : structures sociales et conflits

Les principales thèses de l'ouvrage sont les suivantes : le champ académique est structuré par des oppositions sociologiques très stables, notamment celle qui s'établit entre un pôle « spirituel » (facultés de lettres, de sciences...) et un pôle « temporel » (facultés de droit, de médecine...). Les caractéristiques sociales des universitaires diffèrent assez sensiblement d'un pôle à l'autre : plus on va vers le pôle temporel, plus les indicateurs d'intégration à l'ordre social (comme la proportion de mariés, le nombre d'enfants, les décorations et honneurs, etc.) sont élevés, et les orientations politiques plus « conservatrices ». Cette structure explique largement la différenciation des prises de position dans les débats sur l'avenir de l'université ou les conflits de l'époque, que l'on attribue trop rapidement à des sensibilités idéologiques ou à des appartenances politiques variées. Enfin, au sein de l'univers des lettres et sciences humaines, de façon amplifiée par rapport à l'ensemble du système, Mai 68 apparaît comme le produit d'une « crise de reproduction », les nouvelles générations, plus nombreuses, étant confrontées à une concurrence accrue pour accéder aux positions dominantes (notamment celles de professeur et, plus encore, de « grand mandarin »...). L'ouvrage propose donc de rapporter les conflits universitaires, même les plus ésotériques en apparence (tels ceux qui opposent les littéraires les plus classiques aux linguistes les plus innovants), aux structures sociales du monde professionnel au
sein duquel les universitaires évoluent quotidiennement. L'avant-gardisme soixante-huitard est ainsi d'abord le produit des luttes particulières qui traversent départements et campus.

Les résultats d'Homo academicus ont bien sûr été discutés, notamment lorsqu'il s'agit d'« expliquer » le moment critique de Mai 68(3), mais l'idée d'appliquer au monde universitaire les outils les plus banals de l'enquête sociologique semble désormais largement acceptée, sinon régulièrement pratiquée(4). D'autre part, la « dépolitisation » du monde universitaire dans les années 80-90 a rendu encore plus visible le fait que les orientations des uns et des autres en matière de politique universitaire dépendent avant tout de leur position dans le champ, c'est-à-dire du type des multiples ressources détenues. Aujourd'hui, les élites internationalisées de la recherche universitaire et leurs alliés politiques entraînent l'ensemble du système dans la logique de la concurrence mondiale, et poussent au développement d'une forme nouvelle d'« élitisme » (le culte de l'« excellence »), adossée à une « oligopolisation » autour de grands centres concentrant ressources et performances.

L'ouvrage, en se focalisant sur les lettres et sciences humaines et sur les conflits entre mandarins traditionnels et jeunes entrants avant-gardistes, a certes un peu négligé d'autres luttes disciplinaires et professionnelles qui sont apparues comme déterminantes pour la suite de l'histoire universitaire française. Ainsi, par exemple, de la montée en puissance des économistes, puis des gestionnaires, au sein des sciences humaines et sociales, notamment face au droit, aux disciplines littéraires et aux hauts-lieux déclinants de la pensée critique (philosophie, sociologie, économie hétérodoxe...)(5) ; ainsi, également, de l'essor des disciplines appliquées,tournées vers l'industrie, captant des ressources toujours plus importantes, en liaison avec ce que l'on appellera l' « économie de la connaissance »...

Une actualisation d''Homo academicus devrait ainsi donner plus de place aux variables économiques et aux enjeux « organisationnels », à côté des indicateurs de capital symbolique spécifique qui restent très importants. La différenciation des budgets, des rémunérations, des carrières, la nouvelle structuration institutionnelle et organisationnelle de la recherche, la constitution d'un marché mondial des universités où les Etats adoptent des stratégies de conquête, ont créé un univers plus fragmenté, dont un large secteur est désormais plus directement  intégré à l'économie marchande, dans un contexte de financiarisation de l'économie et de la société qui pèse sur les critères d'évaluation des « performances » académiques.
Il reste que la sociologie réflexive illustrée brillamment par Homo academicus est un instrument de rupture irremplaçable face aux représentations, spontanées ou plus savantes, d'un univers social à la fois familier et plus obscur qu'il n'y paraît.

1. P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, 1984.
2. P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Entretien sur l'esprit de la recherche », in Y. Delsaut, M.-C. Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, Paris, 2002.
3. L. Gruel, La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Rennes, 2004 : l'auteur insiste sur le mouvement étudiant et sur ses facteurs extra universitaires. L'ouvrage de Bourdieu est centré sur les enjeux internes au monde des enseignants-chercheurs et donc sur les aspects les plus « académiques » de Mai 68.
4. Voir par exemple S. Faure, C. Soulié, « La recherche universitaire à l'épreuve de la massification scolaire », Actes de la recherche en sciences sociales 164, septembre 2006, p. 61- 74 ; les travaux de Christine Musselin : C.Musselin, « Les universités, des organisations spécifiques ? », in Coll. Les organisations, Paris, Éditions Sciences Humaines, Février 2012.
5. Voir notamment : F. Lebaron, La croyanceéconomique, Paris, Seuil, 2000.