L'Université : Néolibéralisme à la française

Publié le : 16/09/2013


L’UNIVERSITÉ
Néolibéralisme à la française 

La singulière déclinaison du néolibéralisme dans le système universitaire français
transforme les rapports entre ses acteurs qui se trouvent confrontés aux nouveaux
concepts de rentabilité, mondialisation et professionnalisation. 

par Christian Laval, Professeur de sociologie, Chercheur à l’Institut de recherches de la FSU

Le terme de « néolibéralisme » peut sembler
un peu galvaudé tant on en a fait usage
depuis une vingtaine d’années, ou trop exagéré
lorsqu’on l’applique à l’université française
puisqu’elle paraît encore loin de la situation
américaine, anglaise ou japonaise.
Pourtant, il n’en est pas de meilleur à condition
de bien l’entendre. 

La norme néolibérale 

Le concept de « néolibéralisme », lorsqu’on lui
donne un contenu à la fois large et rigoureux,
ne renvoie pas seulement à la marchandisation
de l’éducation et à la privatisation des
établissements scolaires et universitaires. Il
désigne une normalisation progressive des
institutions, des rapports sociaux et des subjectivités
par l’imposition de la logique de la
concurrence et de la forme de l’entreprise.
Cette normalisation est générale, elle
concerne pratiquement toutes les sphères
sociales et elle n’épargne pas les institutions
d’enseignement et de recherche. Dans ce
nouveau contexte, l’inégalité devient un
mode de régulation des systèmes d’enseignement.
La concentration des moyens et la
polarisation de « l’excellence » est un choix
stratégique puisqu’il s’agit de renforcer les
plus performantes des universités pour améliorer
leur position sur le " marché mondial de l'éducation".

Redéfinition de la connaissance 

Les politiques néolibérales, dont l’État est
l’agent et la cible, ne sont pas sans rapport
avec l’évolution globale du capitalisme. Dans
le domaine de l’enseignement et de la
recherche, elles contribuent à faire de la
connaissance une dimension fondamentale
de la concurrence économique entre oligopoles
mondiaux et une composante centrale
du capital immatériel des entreprises. La
connaissance finit par ne plus être regardée
que sous les rapports strictement économiques
de l’innovation et de l’insertion professionnelle.
Le changement de philosophie
est profond avec la période antérieure : il
n’est plus question d’émancipation ou de
citoyenneté, l’Université et la recherche sont
au service de la compétition mondiale des
économies et des entreprises. Et pour être
performantes, elles doivent elles-mêmes obéir
au principe de la concurrence sur le « marché
mondial de la connaissance ». 

Un nouveau rapport aux études 

Un dispositif néolibéral agit sur les conduites
et oriente les choix des individus. Pourles
étudiants, l’intensification de la logique de
concurrence n’est pas sans conséquence. À
terme, elle entre en contradiction avec la
logique du « droit aux études » pour tous,
mais elle se combine très bien avec le régime
dual français classes préparatoires/ universités.
La ligne stratégique des élites reste de
transformer les étudiants en « consommateurs
» et en « calculateurs » afin de favoriser
par la comparaison coûts/bénéfices une distinction plus nette entre les formations rentables
du point de vue des débouchés et
des revenus et les formations considérées
comme d’un trop faible rendement, voire
inutiles sur le marché du travail. L’augmentation
des droits d’inscription est un moyen
essentiel de la normalisation de l’université
qu’il reste à imposer. 

Une reconfiguration du métier 

On ne dira jamais assez le caractère « orwellien
» de la mutation actuelle : l’autonomie tant
vantée, c’est la mise en place de l’hétéronomie
la plus complète possible. Les enseignantschercheurs,
mis sous la pression des coupes
budgétaires et soumis au stress de l’évaluation
permanente, sont contraints d’aller chercher
des financements sur le « marché » dans une
logique de « donnant-donnant » avec les entreprises
et les collectivités territoriales. L’université
ne peut être assujettie aux normes
néolibérales qu’avec la participation active, à
défaut d’un consentement réfléchi, d’une partie
au moins des universitaires eux-mêmes.
L’enjeu est considérable : comment détruire
l’ancienne éthique de la science, le souci de
la vérité, l’importance de la rigueur de pensée
chez des individus qui, pour la plupart, ont
incorporé un tel ethos professionnel ? La stratégie
consiste à faire que les universitaires
soient de plus en plus intimement impliqués
dans la logique de la concurrence entre universités,
pôles d’excellence, laboratoires, et in
fine, entre eux. De façon plus diffuse, on
peut se demander si la rivalité émulative entre
collègues, qui n’est pas d’aujourd’hui, n’est pas
en train de se convertir en une lutte de plus
en plus féroce pour les financements d’exception,
les évolutions de carrière et les primes
dans un contexte de rareté aggravée. On
assisterait alors au basculement radical de la
collégialité, plus ou moins solidement institutionnalisée,
vers une compétition quasi-entrepreneuriale.
Les formes managériales de
gestion des universités et les modalités
bureaucratiques de l’évaluation y contribuent
puissamment au détriment du « commun »
qui devrait prévaloir dans les institutions scientifiques.
C’est dire que le destin de l’université
repose sur les capacités de résistance des enseignants eux-mêmes.