Intervention d'Axel Kahn

Publié le 19 février 2004

Intervention d'Axel Kahn

Colloque CPU de Bordeaux Jeudi 19 février 2004.

Tout d’abord, je tiens à dire qu’il est à la fois normal et exceptionnel que nous puissions parler aujourd’hui de la recherche, de la recherche publique, au sein de cette assemblée des présidents d’université. En effet, dans une perspective relativiste, il est clair que l’enseignement supérieur et la recherche, c’est la même chose vue de deux points de vue ; leur objet est essentiellement le même. L’enseignement général, l’enseignement secondaire, tente d’apprendre à connaître, afin de permettre aux futurs citoyens de choisir, d’exprimer leur citoyenneté, de savoir-faire, également. En revanche, la mission de l’enseignement supérieur est d’apprendre à chercher, là réside sa spécificité. Apprendre à chercher, à identifier les sujets de recherche, à déterminer les conditions dans lesquelles ils doivent être menés, le cas échéant à s’interroger sur les conséquences des résultats acquis et des techniques maîtrisées.

La crise de l’enseignement supérieur et celle de la recherche sont de même nature. Tout d’abord dans la perception qu’en a la société. Il y a deux ou trois ans, on m’avait demandé de prononcer une conférence à l’occasion de l’ouverture de l’année universitaire en Aquitaine. Je remarquais que l’image de la recherche et de la science aujourd’hui dans notre pays était profondément troublée. En effet, de plus en plus, et d’ailleurs sur tous les bancs de l’Assemblée, venant de tous les bords, on a tendance à limiter la raison d’être de la science à l’une de ses fonctions, celle d’être l’auxiliaire d’un système économique et d’un type de développement de nos sociétés qui sont aujourd’hui discutés, voire contestés. La science ramenée à cette image ne peut bien sûr pas être épargnée par le large mouvement de contestation de la légitimité d’un système de développement qui a certes abouti aux retentissants progrès du XXe siècle, mais aussi à tant d’autres aspects bien plus noirs, parmi lesquels les guerres modernes, la pollution, l’aggravation des inégalités et la remise en cause des avantages acquis.

Je déclarais, en cette circonstance solennelle, que la science, la recherche, l’enseignement supérieur tel qu’il se définit comme un apprentissage de la recherche et la volonté d’en diffuser les savoirs, devaient s’appréhender en fonction de leurs différents niveaux d’intervention.

Le premier est bien entendu d’accéder à la connaissance en tant qu’elle est l’une des spécificités de l’être humain. On peut en effet décrire ce dernier comme un mammifère qui a la curiosité de connaître et la capacité de savoir et de transmettre. Il n’y a pas d’humanité sans accès au savoir.

Deuxième niveau : le savoir est pouvoir, et c’est ce sur quoi nos sociétés ont basé leur développement. La science peut aboutir à des techniques qui sont le moyen d’accroître les potentialités humaines et d’accumuler les richesses. Ces dernières peuvent permettre, si on en décide ainsi, d’avoir les outils d’une politique ambitieuse d’amélioration du sort des gens, notamment de ceux qui en ont le plus besoin. Vu comme cela, la science, la recherche, l’enseignement supérieur se définissent comme un espace de liberté et d’efficacité. La liberté de connaître afin de décider : nous sommes là au cœur de l’idéal de l’enseignement supérieur. Et, dès lors, en tant qu’elle est le moyen d’augmenter le pouvoir, celui que confèrent les techniques, la science permet ainsi de lutter plus efficacement en faveur de ce que l’on a identifié comme juste. Bien entendu, représentée ainsi, l’activité scientifique est d’une absolue noblesse et d’une évidente attractivité pour nos jeunes. De plus, il va de soi que la science et la recherche sont indispensables à l’édification de toute société moderne. A limiter l’image de la science à ses fonctions auxiliaires, on risque d’en faire ce qu’elle est aujourd’hui, c'est-à-dire une variable d’ajustement aux conséquences budgétaires des décisions politiques. En effet, on peut se passer momentanément d’un auxiliaire, attendre des temps meilleurs pour y avoir recours à nouveau. En 2003 par exemple, nous avons bien noté que, dans un premier temps au moins, la recherche a été l’un des secteurs les plus lourdement touchés par les gels budgétaires décidés en cours d’exercice. La science variable d’ajustement aux hésitations politiques, c’est là une vision peu acceptable de sa contribution à l’édification d’une société.

Bien sûr, l’organisation optimale de la recherche au sein de l’enseignement supérieur doit être librement discutée. A ce stade, toute proposition mérite d’être considérée. Il n’y a pas de qualificatif aussi antinomique avec l’activité de recherche que le conservatisme. Personne ne peut se satisfaire ici d’être conservateur. Si une fois pour toutes on admet que la réforme n’est pas obligatoirement –comme parfois elle semble devoir l’être- une régression, mais qu’elle peut receler une ambition, nous sommes tous en sa faveur. Et puisque l’on parle de réforme, je signale que je suis personnellement favorable à celles qui renforceraient l’unité entre les établissements de recherche et ceux d’enseignement supérieur.

Maintenant, j’aimerais faire la chasse à quelques idées reçues et avancer certaines observations. Pour commencer, Mesdames et Messieurs, vous qui avez des responsabilités, si vous voulez éviter que dans l’avenir nous en arrivions à une crise de confiance comme celle que vit la recherche et l’enseignement supérieur, s’il vous plaît, n’ayez pas un discours en décalage total avec la réalité telle qu’elle est vécue dans les laboratoires et les universités ! On ne peut pas pendant des mois, pendant des années, entendre nos responsables, nous déclarer combien la recherche est une priorité nationale, combien d’ailleurs cela se manifeste par telle ou telle décision, et vivre dans la réalité quotidienne, mois après mois, année après année, une contrainte croissante des conditions dans lesquelles nous avons à réaliser notre travail. A accepter un tel décalage, on s’expose à ce que le milieu le ressente comme une forme de mépris et, bien entendu, le manifeste le moment venu.

Deuxième élément : si nous convenons que l’activité d’enseignement supérieur et de recherche est essentielle – en elle réside une partie de notre humanité, et s’exprime un aspect de la vision que nous avons de notre société - il n’est pas admissible d’accorder un poids excessif – parfois presque exclusif - à des types d’évaluations de la recherche, telle celle diligentée par l’Inspection Générale des Finances, dont des indiscrétions nous ont récemment données des indications tronquées. Pourquoi ne pas alors faire inspecter l’Inspection Générale des Finances par le Comité National du CNRS ! Bien sûr, il est dans la mssion de l’IGF de discuter la gestion de l’organisme. En revanche, si j’ai bien lu les nombreux articles consacrés au rapport de l’IGF, c’est toute l’organisation de la recherche qui était sévèrement contestée par ces messieurs. Ils regrettaient en particulier le caractère sclérosant de la fonctionnarisation. Chacun sait que l’Inspection Générale des Finances n’est, quant à elle, pas composée de fonctionnaires !

Troisième notion, valable quelque soit l’organisation de la recherche, qu’elle s’inscrive dans le cadre d’un EPST ou d’une université. L’excellence est bien sûr la valeur suprême, Monsieur Cohen-Tannoudji l’a bien signalé. Elle exige aussi la préservation de la mémoire dans les équipes. L’emploi scientifique, sans préjudice de sa nature, doit impérativement permettre le transfert des idées et des savoir-faire. Dans un système souvent vanté, caractérisé par la mobilité de l’emploi, le recours à de nombreux contrats à durée déterminée, l’insertion dans une société active comme aux Etats-Unis, la mémoire des équipes est assurée par les chercheurs senior et, cela est fondamental, par des ingénieurs et des techniciens. On ne peut pas maintenir une activité de recherche dynamique, efficace et durable sans créer les conditions de la mémoire. C’est pourquoi, la diminution progressive des postes d’ingénieurs et de techniciens – alors même que la nécessité liée à l’utilisation d’équipements scientifiques de plus en plus sophistiqués de l’équipement en exige l’augmentation - est un mauvais coup porté à l’effort de la recherche. Exiger un changement de politique en ce domaine est une priorité.

Troisième point : nous sommes tous convaincus que la recherche doit être compétitive ce qui exige une certaine flexibilité humaine et thématique, une aptitude à la mobilisation rapide en fonction des possibilités et des besoins scientifiques. Les assises de la recherche devront aborder ces points. Cela dit, lorsqu’on propose à des jeunes formés 11 ans après le baccalauréat de s’engager dans la recherche française, sous-financée, sous-équipée, manquant d’une aide technique suffisante, en bénéficiant d’un contrat à durée déterminée de 18 mois renouvelable une fois et rémunéré 1850 euros nets par mois, croit-on vraiment qu’il s’agisse là d’une offre compétitive ? Elle m’apparaît à l’inverse inacceptable, voire indigente. On peut sans doute proposer de nombreuses mesures nouvelles dans le but d’optimiser l’organisation de l’emploi scientifique, à condition qu’elles permettent d’atteindre l’objectif poursuivi, c’est-à-dire, en effet, l’attractivité et la compétitivité.

Une autre contre-vérité consiste à ressasser toujours que les insatisfactions ressenties de notre système de recherche, que cette sclérose qui est notée çà et là, sont le résultat du statut de fonctionnaire des chercheurs et des enseignants-chercheurs. Je fais partie de ceux qui sont assez vieux pour avoir connu la recherche avant 83, donc avant la fonctionnarisation. Honnêtement, cette dernière n’a strictement rien changé. Le problème n’est pas tant celui du statut –que je ne défends pas spécialement- que la manière dont on l’utilise. Nous avons, en France, une tradition culturelle de solidarité dont je suis fier. Elle ne s’accorde pas bien avec une précarité généralisée. De plus, il semble évident que la sécurité de l’emploi fait partie des raisons qu’avaient les jeunes français ou étrangers de choisir malgré tout la France pour mener une carrière de recherche. Si on n’améliore rien du reste des conditions dans lesquelles la recherche pourra se dérouler, et qu’on supprime la stabilité de l’emploi, on risque de faire perdre toute attractivité à la recherche dans notre pays. D’autre part, la stabilité de l’emploi ne veut pas dire la permanence des positions. Il existe un large éventail de celles-ci. Par exemple, et là encore il ne s’agit que de lancer quelques idées, on peut très bien imaginer qu’avec un statut unique de l’enseignement supérieur et de la recherche, il y ait une possibilité d’évolution de la carrière par tranches affectées plus particulièrement à l’un ou à l’autre. A un moment, les chercheurs/enseignants-chercheurs pourraient soit accéder à des responsabilités d’animation d’équipes de recherche, soit se voir proposer un large éventail d’activités, non seulement dans l’enseignement, la gestion de la recherche, mais aussi l’animation sociale, la muséographie,..etc. Le Président du Conseil Général de Gironde a parlé de l’importance d’une articulation de la recherche avec le tissu économique. Or nous savons que dans de nombreuses PME, la méconnaissance est totale de ce qu’est la démarche scientifique. Un accord entre l’Etat et les différentes filières professionnelles ne pourrait-il pas aboutir à la mise à disposition d’entreprises, à coût partagé et avec leur assentiment, de ces hommes et de ces femmes extrêmement bien formés ? Ce serait là un moyen de dynamiser le tissu social et industriel du pays, et sans doute de diminuer les frustrations de chercheurs qui n’ont pas obligatoirement vocation à rester jusqu’à 65 ans à la paillasse.

Au total, Mesdames et Messieurs, Chers Collègues, je crois qu’il est non seulement normal mais indispensable qu’aujourd’hui la recherche et l’enseignement supérieur parlent ensemble et d’une même voix, proposent des solutions convergentes. A condition de faire preuve d’un peu de bonne volonté et de bon sens, nous pouvons ensemble proposer des réformes qui ne soient pas une régression, mais manifestent une réelle ambition.

Merci.