Pour une licence indisciplinée

Publié le : 15/10/2012


Pour une licence indisciplinée 

par Christophe Pébarthe

Contrairement à une opinion largement partagée, le modèle de pluridisciplinarité
proposé par les CPGE repose sur une conception dépassée et conduit, en les naturalisant, à justifier les inégalités sociales.

Air du temps et mantra de certaines organisations
étudiantes, voilà donc que la
réussite ou l’échec en licence des étudiant(e)s,
du moins en sciences humaines et sociales
(SHS), dépendrait du caractère disciplinaire ou
non de la formation. Dans sa contribution
aux Assises de l’enseignement supérieur,
l’UNEF ne craint pas d’affirmer que « l’échec
universitaire est en grande partie la conséquence
de cette inadaptation des formations
au besoin des étudiants de découvrir différentes
approches avant de se spécialiser. Les
filières qui connaissent les meilleurs taux de
réussite sont d’ailleurs celles qui allient un
très bon taux d’encadrement avec une forte
pluridisciplinarité (à l’image des CPGE)
».
De même, lors de l’audition de Sauvons l’Université
! (SLU) par le comité de pilotage des
dites Assises, sa présidente s’est inscrite dans
une démarche similaire : « En ce qui concerne
la pluridisciplinarité, ce que nous refusons
c’est une pluridisciplinarité au rabais ; en
classe prépa, il s’agit de 6 heures/semaine de
chaque discipline, dans les maquettes des universités,
il s’agit de 1 h 30, 2 heures dans le
meilleur des cas, par semaine ! La véritable
pluridisciplinarité a une temporalité différente,
elle ne peut se construire qu’après l’approfondissement
dans une ou plusieurs disciplines
». 
L’argumentation repose sur deux présupposés.
1) Les classes préparatoires aux grandes écoles
(CPGE) sont un modèle en suivre en matière
de pluridisciplinarité. 2) La pluridisciplinarité est à renforcer. Le seul désaccord porte sur
l’architecture des formations, une spécialisation
progressive ou une spécialisation initiale
débouchant sur la pluridisciplinarité. Par
ailleurs, la présidente de SLU souligne un
obstacle pratique, celui du volume horaire hebdomadaire. 
Les CPGE, un modèle ? 
Le système français d’enseignement
supérieur comporte
une singularité, les
CPGE et leur débouché
affiché, les grandes écoles.
Il est significatif que les
réformateurs de l’Université,
toujours prompts à
opposer l’exemple étranger
et la nécessaire mise
en conformité européenne,
se gardent de demander la
suppression de cette anomalie française qui
semble être le plus bel héritage de la République
inégalitaire. Sélection, concours, toute
la méritocratie républicaine, c’est-à-dire la justification/
naturalisation des inégalités sociales,
s’y concentre. Un modèle, vraiment ? 
D’abord, en matière de grandes écoles, une
enquête récente (2010) montre que 45 % des
élèves entrant dans les grandes écoles ne
sont pas issus des CPGE. Ces dernières servent
surtout à échapper à tout ou partie du cycle
licence. Est-ce seulement en raison d’une
recherche effrénée de pluridisciplinarité ? Poser la question, c’est y répondre. Mais les CPGE
n’accueillent-elles pas néanmoins les
«meilleurs», auxquels il faudrait réserver une
«bonne» formation, conforme à leurs aptitudes
préalables ? En tous les cas, la pédagogie qui
s’y pratique n’est pas la plus innovante et sa
finalité n’est pas l’émancipation
individuelle. En
outre, si l’on en croit François
Azouvi, président de la
section 35 (CNRS), « nous
sommes conduits à recruter
presque exclusivement
des “bons élèves” dont le
profil-type – École Normale,
agrégation, thèse – est rassurant
mais pas toujours
indicatif de réelles aptitudes
à la recherche
». Cette excellence
se situerait-elle donc
plus du côté du conformisme
que de l’innovation intellectuelle ?
 Trans, pluri ou uni ? 
Comme « cela va de soi », nul ne semble se
préoccuper de ce que serait un enseignement
pluri ou transdisciplinaire. Rappelons
au préalable que nombre de formations
actuelles, sinon la totalité, ne sont pas stricto
sensu monodisciplinaires. Telle licence d’histoire
comporte un tiers de géographie, une initiation
à la sociologie, à l’économie ou à la
démographie. Telle licence de mathématique
contient des enseignements de physique, d’informatique, etc. Et que dire des langues
vivantes ? La critique actuelle et la réforme
qui s’annonce concerneraient donc plutôt
les volumes horaires respectifs, dans un
cadre contraint par le financement des universités
et par la contrainte horaire liée au
travail étudiant. Convenons avec SLU que,
dans le système existant, de telles modifications
entraîneraient avant tout une course
effrénée au bachotage. Aux deux heures par
semaine et par discipline, s’ajouteraient les
effets désastreux de la semestrialisation et de
la multiplication des UE et donc des évaluations. 
Mais plus fondamentalement, parce qu’impensée,
en sciences humaines et sociales au
moins, cette approche repose sur une
conception surannée, celle des « humanités
». Comme Durkheim le disait dans l’Évolution
pédagogique en France, « on ne
pouvait donc, en sortant de l’école, concevoir
la nature humaine autrement que
comme une sorte de réalité éternelle,
immuable, invariable, indépendante du
temps et de l’espace, parce que la diversité
des lieux et des conditions ne l’affecte pas ».

Au-delà de cette conception qui défend
l’ordre établi des savoirs, et sans maintenir
en l’état un enseignement disciplinaire en
partie dépassé, deux pistes pourraient être
ouvertes. 
D’abord, partons des recherches en cours et
non de quelques vagues injonctions. En
SHS, nombre de travaux ont avancé des
propositions sur ce thème (cf. par exemple
le livre de Bernard Lahire recensé dans ce
numéro). André Orléan, économiste, parle
ainsi d’unidisciplinarité, une démarche qui
vise à déconstruire la naturalisation des
contextes sociaux, à passer des sciences
sociales à la science sociale. Ensuite, les
enseignements de licence devraient offrir
plus de réflexivité aux étudiant(e)s, notamment
en analysant de plus près la construction
historique des disciplines et en faisant
plus de place à l’épistémologie. En rappelant
que l’Université, l’enseignement et la
recherche ont une histoire, il devient possible
d’ouvrir un espace critique et de participer
à l’émancipation individuelle. La
licence ne devrait-elle pas former des étudiant(
e)s indiscipliné(e)s ?