Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire non indigne ?

Publié le : 13/10/2008

  • par Yves Chevallard, professeur à l’Université de Provence

Par formation professionnelle universitaire, j’entends ici la
formation par une université de certains de ses étudiants à l’exercice
d’une profession, que ce soit celle de médecin, d’ingénieur ou de
professeur par exemple. Sous quelles conditions une telle formation,
organisée concrètement en telle université, peut-elle être dite non
indigne ?

Des exigences

Deux grandes classes d’exigences doivent pour cela être satisfaites. La première concerne la qualification de formation professionnelle, tout court. De ce point de vue, l’exigence sine qua non est celle-ci : la formation proposée et sanctionnée par l’université se doit de pourvoir aux besoins de connaissance de tous ordres qui permettront aux étudiants concernés d’assumer, conceptuellement et techniquement, fût-ce dans une forme encore embryonnaire et, nécessairement, toujours inachevée, la totalité des actes que requiert l’exercice du métier auquel on prétend les former. Cela implique que l’université se refuse fermement à distinguer certains actes jugés nobles, qui seraient « de son ressort », auxquels elle formerait ses étudiants, et d’autres jugés sans noblesse ou de trop basse extraction, qu’elle abandonnerait à une formation « complémentaire» étrangère à sa juridiction « naturelle », invisible d’elle car réputée prendre place en des lieux situés au-delà de sa ligne d’horizon institutionnelle. Pour échapper à l’indignité à cet égard, il conviendra alors que l’université, prenant de la hauteur, fasse reculer cette ligne d’horizon afin d’inclure dans son champ de vision et de responsabilité l’ensemble des actes qui constituent le métier complet auquel elle entend former.

Le caractère complet d’une formation professionnelle appelle cependant plus qu’une ambition de principe. Il suppose d’abord un inventaire permanent des questions qui se posent à la profession à laquelle l’université doit former, exigence qui fournit pour premier critère de jugement la valeur de la réponse apportée à la question suivante: par quel mécanisme précis les concepteurs et gestionnaires de la formation procèdent-ils concrètement à l’inventaire de ces questions (inventaire dont le contenu doit évidemment être rendu public) ? Il s’agit là d’une exigence essentielle : une formation professionnelle qui ne pourrait répondre clairement à cette question risque fort de se révéler indigne du titre qu’elle s’octroie. Cela noté, l’exigence d’une formation prenant en charge, dans le principe, la totalité des questions soulevées par l’exercice du métier suppose alors la construction continuée, scientifiquement fondée, de réponses aux questions recensées. Ces réponses, constitutives de la formation dispensée, doivent être rendues publiques tant dans leur contenu que dans leur élaboration, laquelle ne peut que relever des mécanismes universitaires usuels en matière de recherche et de développement, notamment à travers la mise en débat de ces réponses dans les communautés scientifiques concernées.

Le fait de juger la formation à un métier à la qualité des réponses qu’elle apporte aux questions posées par l’exercice du métier n’a rien d’original dans son principe. Mais on n’oubliera pas, au moment où l’on se penche sur de telles réponses, les réponses « manquantes», celles que l’on ne pourra pas examiner pour cette simple raison que les questions correspondantes n’auront pas été posées.

La seconde classe d’exigences annoncée concerne la qualification de formation universitaire elle-même. Certaines de ces exigences viennent d’être évoquées, à propos de la validation des réponses apportées par la formation proposée. Leur prise en compte pleine et entière bute aujourd’hui sur une catégorie de pensée profondément enracinée, semble-t-il, dans la doxa universitaire traditionnelle, dans la mesure notamment où celle-ci a continué de vivre dans l’ignorance du travail et des travaux menés à bien dans les IUFM et dans leurs mouvances. Cette doxa distingue en effet, d’une part, des savoirs qu’elle dit scientifiques, ou universitaires, ou académiques, que d’aucuns appellent aussi, par une troublante synecdoque, les savoirs, tout court, et, d’autre part, un reste souvent innommé, car jugé sans doute peu ou prou innommable, mais désigné parfois comme savoirs pratiques ou encore savoirs... professionnels. Déconstruire cette catégorie de pensée si férocement conservatrice et si notoirement indurée est à la fois indispensable et d’une grande difficulté. Le premier principe à faire entendre est le suivant : dans une formation professionnelle, tout savoir doit être réputé professionnel. En outre, sa présence doit ne dépendre que de sa pertinence pour élaborer des réponses aux questions qui se posent à la profession, pour rendre ces réponses intelligibles à chacun et permettre aux professionnels de les « implémenter » adéquatement dans le concret de leur métier. Les mathématiques qu’étudie le futur professeur de mathématiques ont beau être d’ascendance savante, elles n’en sont pas moins pour lui un ensemble de savoirs au service de l’exercice d’une profession, en sorte par exemple que des connaissances acquises d’abord sans règle ou à de tout autres fins devront ensuite être revisitées, retravaillées, resserrées ou amplifiées, dans une perspective d’adéquation aux besoins du métier.

Savoirs à enseigner,
Savoirs pour enseigner

Raffinons un peu ce qui précède en distinguant, parmi les savoirs professionnels du professeur, les savoirs à enseigner et les savoirs pour enseigner (les seconds contenant les premiers). Dans le cas d’un professeur de mathématiques, les premiers sont, par définition, de nature essentiellement mathématique. Mais une grande partie des seconds seront aussi des savoirs mathématiques : savoirs mathématiques pour enseigner des mathématiques mais qui ne sont pas eux-mêmes des savoirs à enseigner ; savoirs « disciplinaires », donc, qui ne sont pas là pour être enseignés mais pour outiller conceptuellement et techniquement l’enseignement des savoirs à enseigner. Jusque-là, en gros, la doxa universitaire suit. Mais voici le point de rebroussement : les savoirs pour enseigner des mathématiques, de l’anglais, de l’histoire, de la physique ne sont pas seulement des savoirs de mathématicien, d’angliciste, d’historien, de physicien ; ce sont des savoirs de professeur de mathématiques, d’anglais, etc., qu’il incombe à une formation professionnelle de recenser et d’intégrer. Or c’est en ce point que le principe de complétude, dont j’ai dit le caractère crucial, risque d’être lourdement trahi. La ligne d’horizon universitaire traditionnelle, en effet, ampute les savoirs pour enseigner de tous ces savoirs qui ne sont pas regardés, à un moment historique donné, comme participant intrinsèquement de la discipline dont relèvent les savoirs à enseigner. Parmi eux, les premiers à être ainsi refusés, du moins dans la version la plus archaïsante de la doxa, sont les savoirs didactiques, dont l’existence est pourtant par définition indissociable des savoirs à enseigner et qui, en particulier, incorporent ces « savoirs disciplinaires pour enseigner » qui vont au-delà des savoirs à enseigner. Les savoirs didactiques constituent, à mes yeux, le noyau dur, le coeur battant d’une formation de professeurs. Mais, bien entendu, ils n’en constituent pas la totalité. Un professionnel de l’enseignement (des mathématiques, de l’anglais, de l’histoire, etc.) doit être instruit d’une foule de questions, par exemple à propos de la structure et du fonctionnement du système éducatif, depuis l’échelon ministériel jusqu’à celui de la classe, en passant par les interactions avec les différents environnements de l’établissement. De même, il doit avoir plus qu’une teinture d’instruction s’agissant de l’expérience vécue des élèves et, par exemple, des vexations ordinaires auxquelles ceux-ci sont exposés. Cela implique à l’évidence qu’il reçoive, en nombre de domaines des sciences humaines et sociales notamment, une formation fondamentale où l’on ne perde jamais de vue que, si ces disciplines portent à la lumière une foule de conditions et de contraintes (historiques, économiques, sociologiques, psychologiques, etc.) que le professeur doit prendre en compte dans l’exercice de son métier, elles en considèrent en règle générale les formes et les mécanismes seulement, sans référence à des contenus de connaissance spécifiques, ce qui, pour le professeur, les rend impropres à une utilisation professionnelle immédiate, non instruite par les sciences du didactique.

Les écueils

La complexité de cette situation peut évidemment être fortement réduite par des choix simplificateurs et, en vérité, inacceptables de la part des universités. Le premier d’entre eux, on l’a dit, consiste à ignorer sans plus de façon les savoirs professionnels au-delà des savoirs à enseigner, comme si, à l’inverse de la problématique précédente, le contenu à transmettre échappait à toute détermination qui n’y soit pas déjà intrinsèquement inscrite. Cela reviendrait à offrir une formation aux métiers de l’enseignement qui ne mérite pas ce titre. Une autre voie vers l’indignité consiste encore à intégrer dans la formation proposée des « morceaux de savoir » dont la seule vertu, si l’on peut dire, est d’être disponibles car « en stock » dans l’université, en supputant alors, non sans cynisme parfois, que la profession pourrait bien y trouver quelque avantage ! Ces comportements indignes ont une origine commune, véritable verrou qui bloque l’avenir et des universités et des métiers auxquels elles devraient former. La doxa universitaire traditionnelle ignore en effet trop souvent que les questions – grandes et petites, mais également décisives – qui se posent dans l’exercice du métier de professeur (même quand les professeurs ne se les posent pas encore) ont fait parfois depuis longtemps et font en tout cas de façon croissante l’objet de réponses qui procèdent de savoirs « pour enseigner » tout aussi « scientifiques » que les savoirs répondant aux questions d’anglais, d’histoire, de physique, etc. Et, par-dessus tout, elle oublie que, à ne pas assumer clairement, irréversiblement, l’obligation de principe d’apporter à terme à ces questions des réponses scientifiquement élaborées, l’université proposerait ipso facto des formations qui, soit ne seraient pas professionnelles (par incomplétude), soit ne mériteraient pas d’être dites universitaires, parce que mélangeant de manière opportuniste des régimes épistémologiques qui se dénonceraient l’un l’autre. Tels sont aujourd’hui les deux écueils qui guettent la définition d’une formation professionnelle universitaire de professeurs. Qu’elle s’échoue sur l’un ou l’autre d’entre eux et un verdict d’indignité devra être prononcé à son encontre, soit que cette formation se révèle indigne de la profession à laquelle elle prétend former, soit qu’elle se révèle indigne de l’institution universitaire qui l’héberge et dont elle s’honorerait mensongèrement, alors, de prétendre tirer sa légitimité épistémologique et culturelle.